Publié par Quai des Savoirs, le 3 mai 2021 2.3k
Rencontre avec Marie Bergström, sociologue du couple et de la sexualité, chargée de recherche à l’Institut national d’études démographiques (INED), dans le cadre de l'exposition De l'amour présentée au Quai des Savoirs jusqu'au 7 novembre 2021.
Crédit : Alexander Sinn | Unsplash
Vous avez étudié les traces numériques que nous laissons sur les sites et applications de rencontres. Qui les utilise ? Y a-t-il une distorsion entre ce que nous leur confions et la réalité ?
J’ai pu étudier des traces numériques relatives à la manière dont les usagers se présentent et interagissent. Il faut savoir que ces données sont strictement anonymisées. En aucun cas il n’a été possible d’identifier un individu ou de connaître ses échanges. Ma recherche montre que les services de rencontres ont rencontré un succès rapide et que l’usage s’est démocratisé au fil du temps. Cela signifie que les usagers sont devenus plus diversifiés en termes géographiques, sociaux, et d’âge. Contrairement à une idée reçue, les profils d’utilisateurs sont plutôt fidèles à la réalité. Certes, on se présente à son avantage, comme cela se produit dans toute situation de séduction, mais les mensonges outranciers sont statistiquement rares. En somme, nous observons que, bien que certains puissent embellir la vérité, la plupart des utilisateurs tendent à être authentiques dans leur quête de connexion.
En quoi les sites de rencontres ont-ils modifié nos comportements amoureux ?
Le changement principal est ce que j’appelle une « privatisation » de la rencontre. Historiquement, les rencontres amoureuses et sexuelles ont toujours été associées à des espaces de sociabilité tels que les lieux de sorties, de loisirs, d’études ou de travail. Il n’y a jamais eu d’espace exclusivement dédié à la rencontre. Cela change avec les services spécialisés. Avec les sites et les applications, nous constatons une dissociation croissante entre sociabilité ordinaire et rencontres intimes. Autrement dit, les rencontres en ligne se déroulent en dehors, et souvent à l’insu, des cercles sociaux habituels, ce qui rend ces interactions beaucoup plus discrètes. Ce phénomène est ce que j’appelle un processus de « privatisation », où l’intimité entretenue sur les plateformes digitales se déconnecte des contextes sociaux traditionnels, permettant aux individus de se rencontrer sans les contraintes de la surveillance sociale.
Que disent-ils sur la formation des couples au 21e siècle ?
Le succès de ces services s’explique d’abord par la complexification des parcours conjugaux des dernières décennies. Aujourd’hui, on se met en couple plus tard, ce qui veut dire qu’on vit célibataire plus longtemps quand on est jeune. On constate aussi une augmentation des séparations qui fait qu’on revit « hors couple » plus tard dans la vie. Les services de rencontres sont tributaires de cette évolution des trajectoires où le célibat est devenu plus courant. Il est également important de noter que, malgré ces transformations, cela ne traduit pas un affaiblissement du désir de vivre à deux. Avec mes collègues Françoise Courtel et Géraldine Vivier, nous avons pu montrer que, au contraire, la norme conjugale est sans doute plus forte que jamais. Cela indique que même si les chemins vers l’engagement peuvent être plus sinueux, le désir de partage et d’amour reste intact et peut même se renforcer dans le contexte moderne de la vie amoureuse.
Y a-t-il une inégalité entre les femmes et les hommes face à la rencontre (âge, comportement amoureux…) ?
Femmes et hommes ne sont pas célibataires au même titre selon les âges, et cela s’explique par les préférences d’âge. D’abord, parce que les jeunes femmes préfèrent des partenaires un peu plus âgés, tandis que les jeunes hommes peinent souvent à faire des rencontres. Ensuite, il existe une tendance chez les hommes séparés qui s’intéressent à des partenaires un peu plus jeunes qu’eux, alors que les femmes divorcées ou séparées se remettent moins souvent en couple que leurs pairs masculins. Ces différences, qui tiennent à la « démographie du célibat », sont bien connues depuis longtemps et persistent à travers les âges. Elles ne se limitent pas à l’ère d’Internet, mais sont profondément ancrées dans les dynamiques sociales et relationnelles en général.
Faire dépendre une rencontre d’un algorithme, n’est-ce pas un peu frustrant ? Et le hasard dans tout ça ?
D’abord, le hasard de la rencontre est un mythe. Les sociologues ont su montrer depuis longtemps que ceux qui se ressemblent s’assemblent. C’est une réalité qui s’applique tant hors ligne qu’en ligne. Par ailleurs, il est important de préciser que les rencontres en ligne ne dépendent pas d’un algorithme de manière absolue. Certes, les plateformes orientent la rencontre car elles présentent certains usagers aux autres, mais les usagers font également des choix actifs. En fonction de leurs préférences, ils décident de contacter telle personne et pas telle autre. Ainsi, je pense que la focalisation excessive sur les algorithmes fait d’eux des boucs-émissaires : cela nous empêche de réaliser que, si les couples ne se forment pas au hasard, c’est surtout parce que nos goûts et nos désirs ont façonné ces connexions. En fin de compte, chaque rencontre est le résultat d'une alchimie unique, où les choix individuels et les affinités jouent un rôle crucial.
* Bergström, Courtel & Vivier (2019), La vie hors couple, une vie hors norme ? Expériences du célibat dans la France contemporaine, Population, vol. 74, n° 1, p. 103-130
Pour aller + loin :
- Podcast "Détour vers le futur" #1 : "Coup de foudre en ligne ?
- https://www.quaidessavoirs.fr/interviews
- https://www.quaidessavoirs.fr/la-grande-expo
- Dossier "De l'amour | Pour aller + loin
